La première guerre mondiale vécue par les habitants de Bouilly (Aube)

Préface du Docteur Michel Raison

La Grande Guerre 1914- 1918 …
100 ans ! 100 ans déjà depuis que ce cataclysme incompréhensible a débuté ! Tout ceci parce qu’un archiduc a été assassiné par un étudiant serbo-croate !
Nous ne parlerons jamais assez de cette hécatombe fratricide qui a jeté le paysan contre le paysan, l’ouvrier contre l’ouvrier, l’intellectuel contre l’intellectuel. Nous sommes loin de la notion du citoyen soldat. Ce sont des enfants ou des pères que l’on arrache à leur famille pour les jeter dans l’odieuse boucherie, de simples pions jetés sur l’échiquier des zones de combats. C’est une guerre industrielle dans laquelle la vie humaine ne présente aucune valeur pour le « haut-commandement ».
Quatre ans de souffrances accumulées de tout un peuple, 1.400.000 Français tombés au combat, 2.500.000 blessés, mutilés et infirmes, et la longue plainte infinie des villages détruits et de la terre dévastée (3.000.000 d’hectares ravagés par les combats et définitivement souillés par le plomb des obus shrapnels et le mercure des détonateurs), une économie nationale ruinée.
1.400.000 jeunes sacrifiés ! Un nombre qui défie l’imagination. Et ceci dans des conditions atroces.
Non, ce n’est pas assez d’être fauché par un tir de mitrailleuse, ou horriblement déchiqueté, écartelé par des éclats d’obus tranchants comme des rasoirs !
Ce n’est pas assez d’agoniser pendant des jours dans un hôpital de l’arrière, condamné par l’énorme blessure inguérissable que la gangrène envahit et pourrit les chairs.
Ce n’est pas assez de souffrir pendant des heures, les yeux et les poumons brûlés par le gaz ypérite, tué par l’œdème pulmonaire. Les survivants en garderont de graves séquelles tout au long de leur existence, une vie d’infirme écourtée par une insuffisante cardio-respiratoire plus ou moins sévère.
Ce n’est pas assez d’être transformé en torche vivante par des lance-flammes…
Ce n’est pas assez !
Il faudra auparavant être exténué par des marches interminables en trainant un harnachement de 25 kilos, ou supporter la pluie incessante qui traverse les habits et délave l’uniforme, retrouver quelques forces en somnolant brièvement sur un lit de paille souillée transformée en fumier. Il faudra composer avec la boue dans laquelle une jambe s’enfonce et qui, engluée, s’en délivre avec peine. C’est une lutte perpétuelle contre les éléments, cette boue qui s’infiltre partout, dans les vêtements, les armes ; les coulée de boue emportent régulièrement les aménagements, comblent les tranchées, découvrent les cadavres des combats antérieurs et transforment la tranchée en égout glacial ; certains s’y noient.
Il faudra accepter d’être torturé jour et nuit par le grouillement des poux dont la morsure ne laisse aucun répit, privé de ravitaillement, réfugié dans un abri précaire que le bombardement incessant n’a pas encore nivelé et qui rend tout essai de déplacement suicidaire, être déshydraté par une soif intense qui oblige à boire une eau croupie dans laquelle finit de se décomposer une charogne occasionnant une dysenterie. Il devra endurer l’interminable froid dans la nuit glacée. Le soldat devra s’habituer au danger incessant devenu banalité quotidienne, accepter avec fatalité de voir disparaître au cours des mois ses camarades de combat et finalement, au fil du temps, se résigner à l’acceptation du sacrifice suprême. Pour tous les soldats, une seule chose compte ; survivre un jour de plus !
Il y a pourtant, dans cet enfer, quelques petits rayons de soleil…l’arrivée des hommes chargés de la corvée de ravitaillement, l’apparition épisodique du vaguemestre, ce fil ténu qui relie avec les êtres aimés et qui atténue un peu le traumatisme de la séparation.
Traumatisme de la séparation partagée par les membres de la famille abandonnée. Que dire du désespoir des parents à qui le maire et le gendarme viennent annoncer la perte de leur fils ; le calvaire de l’épouse, foudroyée par la nouvelle tant redoutée ; le chagrin immense de l’enfant qui ne reverra plus son papa ?
Le cadavre du parent disparu repose maintenant sous une simple butte de terre, ou bien déposé à la hâte dans un charnier anonyme, ou peut être aussi charogne rongée par les rats, qui se décompose lentement égarée dans un « no man’s land » interdit.
1.560 jours de guerre ! Chaque jour une éternité ! Le deuil va s’installer dans chaque famille. Subsisteront ceux qui auront eu la chance de s’extraire vivant de cet enfer, blessés ou mutilés, porteurs de séquelles physiques plus ou moins invalidantes, mais persistance chez tous les acteurs de ces combats d’un traumatisme affectif, névrose traumatique dans les formes les plus sévères- et que le retour à la vie civile ne parviendra jamais à effacer. Tous les villages de France recueilleront leurs naufragés.
Au cours des années qui ont succédé à la fin du conflit, se sont érigés de petits monuments dans la pierre desquels ont été gravés les noms de victimes. Mais le temps qui passe émousse insensiblement le souvenir de leurs souffrances. Ces disparus de la mémoire collective plongent peu à peu dans un quasi-anonymat.
L’oubli est une deuxième mort.
Merci, Ami Alain, d’avoir eu le cœur, par tes longues et minutieuses recherches, de nous remémorer les malheurs endurés et le sacrifice des citoyens-combattants de notre village.

« La guerre était là, installée, acceptée ; elle mangeait des hommes comme un moloch, et c’était le train ordinaire des choses que des hommes jeunes fussent tous condamnés à mort »
Maurice Genevoix

PRESENTION :

Dans sa préface, le Dr Michel Raison, grand spécialiste de la Grande Guerre et de surcroit Bouillerand par ses origines familiales, a su parfaitement introduire le contexte de ce livre, retranscrit avec des caractères typographiques appropriés qui témoignent de son écriture d’écolier.

C’est une histoire d’hommes, très jeunes pour certains, qui vont devenir des héros anonymes. Agriculteurs, vignerons, artisans, manouvriers au sein d’une petite communauté d’à peine un millier d’habitants, rien ne les prédisposaient à participer à l’une des plus effroyables guerres que nous ayons connues depuis des siècles.

Les événements internationaux qui en sont la cause, pour une bonne partie, sont bien loin de leurs préoccupations quotidiennes rythmées principalement par les conditions météorologiques qui vont influer sur leurs récoltes. En quelques heures, ils doivent quitter leur travail, leurs biens et leurs familles, parents, femmes et enfants pour se battre dans des conditions apocalyptiques.

Très vite, ils connaissent le baptême du feu. Pour les combattants, dans les tranchées, la menace de mort est permanente dans un contexte de froid ou la chaleur torride, de boue, de saleté, du bruit des bombardements incessants, d’une odeur pestilentielle de cadavres mais aussi des excréments. Les opérations de nuits sont stressantes par peur de se perdre, sans repère dans les paysages laminées par les obus.

Après la flambée d’enthousiasme d’août 1914, le moral connait des hauts et bas. Les combattants sont résignés à accepter le sacrifice. Certes une sentence du 10 août 1914 autorise les autorités militaires à exécuter condamnations à mort prononcés par un conseil de guerre. Quelques jours après, Joffre autorise l’exécution immédiate.

Ils vivent l’alternance entre de longues périodes de repos, agrémentés de travaux de terrassement, du lavage des corps et des effets militaires et des semaines intenses de confrontations à l’ennemi, en combats de jour comme de nuit, au milieu d’un déluge de feu et d’effusions de sang. Les déplacements sont fréquents et extrêmement fatigants.

Les conditions d’hygiène sont déplorables. Malgré les moyens mis en œuvre, les soins médicaux sont précaires, favorisant des épidémies. Conséquences de ces conditions de vie abominables, les maladies, surtout la tuberculose, se développent, ainsi que les affections telles une pathologie nouvelle appelée « pied de tranchée, susceptible de se transformer en gangrène. Pour les blessés, 14% des soldats recueillis dans les hôpitaux sont morts de maladies.

Périodiquement, ils bénéficient de quelques jours d’une permission bien méritée pour certains, pour revoir leur famille qui a tenté de reprendre une vie normale grâce à l’engagement des femmes dans tous corps de métiers. Il y a alors deux mondes : celui des champs de bataille et celui de l’arrière front.

Cependant, de retour sur le front et conscients du devoir de la Patrie et prêts à tomber au combat, ils ne se découragent pas. Au contraire, certains communiquent sans cesse leur entrain et leur bonne humeur autour d’eux. Ces paysans sont habitués à dures conditions de travail par tous les temps Des récompenses et des médailles sont remises aux soldats les plus vaillants.

J’ai suivi le parcours de beaucoup d’entre eux grâce à leurs lettres, leurs notes personnelles, leurs livrets de régiment, leurs photos, leurs rares témoignages, mais surtout ceux de leurs descendants. Mes premières enquêtes remontent aux années 70.

Par ce livre, j’ai voulu leur rendre hommage. Nous célébrons aujourd’hui le centenaire de la Grande guerre. Une fois ces moments passés, ils risquent de sombrer définitivement dans l’oubli, comme l’on été leur prédécesseurs de la guerre de 1870, et surtout des campagnes napoléoniennes.

Qu’importe le succès, le but est atteint : ces combattants seront maintenant beaucoup moins anonymes car cela permet de prendre conscience de leur parcours, de savoir dans quel conditions ils ont été blessés ou malheureusement décédés. J’ai volontairement mis leurs noms en majuscule et en gras. Comme le prénom usuel est le second, j’ai souvent inscrit les deux.

Désormais, pour ces derniers, ils ne sont plus de simples prénoms et noms gravés sur un monument, dont seuls quelques patronymes nous rappellent le souvenir de grandes familles de notre passé communal.

D’autres ont eu la chance de rentrer pour essayer de retrouver une vie normale au sein de leur famille et de leur communauté. Certains ont gardés des handicaps, des traces de blessures ou des séquelles dues au gazage contractés dans les tranchées.

Ils n’ont pas oublié les épisodes tragiques de ces terribles mois, ou années, dans le plus profond de leur conscience. Tous savaient, mais ils ne voulaient pas raconter les années de souffrances vécues. On observe un mutisme chez tous ceux que j’ai connu lors de mon enfance et à qui je leur demandais de me raconter quelques souvenirs. Rares étaient ceux qui évoquaient facilement cette période comme Germain Trumet d’Assenay qui avouait avoir rempli des missions de « nettoyeur de tranchées ».
Même mutisme chez ceux qui sont restés prisonniers. Les dures conditions de détentions et de travaux dans les aciéries allemandes sont ressenties comme des conditions privilégiées par rapport à ceux qui combattaient. D’ailleurs, tous les prisonniers de Bouilly et de Souligny sont rentrés à l’issue du conflit. Pourtant le ministère de la Guerre a donné des instructions pour rendre le retour des prisonniers plus chaleureux : « Les populations doivent leur faire un accueil cordial auquel les souffrances de la captivité leur donnent le droit. ».

L’un de mes arrière-grands pères, Julien Delamarche a été tué en 1916. Brancardier, il a transporté des centaines de blessés et de mourants avant de succomber lui-même à un tir ennemi. Toute ma jeunesse, j’ai senti comme un vide au sein de la ferme familial… Il n’avait rien demandé, il vivait de sa petite culture en compagnie de sa femme et de son fils Maurice. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours tenu à être présent lors des cérémonies du 11 novembre.

Mon grand-père, Antoine Fernand Hourseau a été fait prisonnier en Allemagne durant quatre ans. Même si je ne l’ai pas connu car il est décédé en 1957, jamais sa détention n’a été évoquée par mon père, mon oncle ou ma grand mère, comme si une grande chape de plomb fermait ce mystère ! J’ai découvert ces faits il n’y a que quelques années seulement en examinant les papiers familiaux !

Alain Hourseau

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